Les fondements idéologiques de la science moderne
Beaucoup d’entre nous, en particulier ceux dans le domaine de la da’wa, tentent de réconcilier l’Islam avec la science. En fait, nous allons même jusqu’à prouver la vérité de l’Islam à travers la science. J’ai peut-être fait la même chose à plusieurs reprises.
Je me souviens qu’une fois, au cours d’une discussion avec quelques frères, l’un d’entre eux a dit quelque chose du genre que l’islam «impose des restrictions à la science». J’ai soutenu que la science est universelle, neutre et objective. Par conséquent, l’Islam ne limite pas la recherche scientifique. Le frère a alors demandé si l’Islam nous permettait d’étudier scientifiquement les origines de l’univers. J’étais perplexe.
Je ne savais pas (et je ne sais toujours pas) la réponse, mais une chose est sûre ; que l’Islam permet ou non de telles enquêtes, ils ne peuvent définitivement pas prendre la forme qu’elles ont aujourd’hui. De nos jours, pour qu’une enquête réponde aux normes de la science, il faut, du moins ostensiblement, être objectif, ce qui revient essentiellement à mettre de côté sa foi et ses convictions personnelles.
Mais comment puis-je, en tant que musulman, mettre de côté ma conviction qu’Allah a créé l’univers et me lancer dans cette étude scientifique « objective » des origines de l’univers? Comme le dit Shaykh Yahya Rhodus, «toute connaissance est contextualisée par la connaissance sacrée». Pour moi, la Révélation est une forme de connaissance plus certaine que la science. Cela, en soi, suffit à contredire les principes les plus fondamentaux de la science moderne, qui se réserve une revendication exclusive de la vérité et de la connaissance.
Cependant, la question du frère ne me montrait pas seulement mon propre engagement idéologique, mais aussi que la science, telle qu’elle est pratiquée et comprise aujourd’hui, est loin de la neutralité qu’elle se revendique elle-même. La science, après tout, est aussi une idéologie.
En ce qui concerne la question des origines de l’univers, par exemple, les scientifiques recherchent par défaut des «causes naturelles». Uthman Badar, dans un de ses articles, cite Lawrence Krauss pour montrer comment l’idéologie, dans ce cas, est mise en avant comme de la science:
Krauss a écrit: «… dans la science quand on essaie d’expliquer et de prédire des données, on essaie d’explorer toutes les causes physiques possibles pour un effet avant de recourir au surnaturel. »
Pourtant, il ne faut pas ‘recourir’ à quoi que ce soit lorsqu’on entreprend une enquête sincère … Ce faisant, préférer les explications naturelles à celles qui sont surnaturelles est une idéologie pure et simple qui révèle le fondement matérialiste et naturaliste d’une grande partie de la science moderne. Ironiquement, le matérialisme et le naturalisme ne peuvent être scientifiquement justifiés.
Cependant, le problème avec la science est plus profond. En expliquant la critique de Lyotard à l’égard de la science, le professeur Kenneth Allan dit que la science repose sur quelques méta-récits qui forment les traits déterminants de la modernité :
-L’idée que la science libère l’individu des systèmes oppressifs construits autour des mythes et des superstitions et le libère pour la poursuite de la connaissance.
-L’idée que la science fournit supposément une base rationnelle aux institutions politiques pour gouverner le peuple.
En jouant un tel rôle dans la gouvernance, la science est destinée à aider les États-nations modernes à apporter la liberté et l’égalité pour tous.
Comme nous pouvons le voir, ces deux méta-récits sont liés à des espoirs de liberté et d’émancipation. Pourtant, en réalité, la science d’aujourd’hui produit sa propre forme de tyrannie; sur la recherche de la vérité par l’Homme, et comme justification d’une violence transgressive très réelle sur les gens lors des guerres ainsi que sur la politique et l’industrie.
Premièrement, la science pose une prétention exclusive à la vérité, de sorte que toute autre prétention à la connaissance qui n’est pas fondée sur la méthode scientifique est considérée comme un mythe. Une telle exclusion des autres formes de connaissance est, selon Allan, «l’antithèse complète de la liberté scolastique».
Par exemple, la science peut difficilement accommoder les idées tirées de la Révélation à moins qu’elles puissent être testées empiriquement. En fait, si quelque chose ne répond pas aux critères de la méthode scientifique, cela est considéré comme un simple mythe ou une croyance purement aveugle. Cela a pour cause la méthode scientifique basée sur le positivisme qu’Allan décrit comme suit:
Le principe le plus important de cette méthode est que l’univers est empirique. Quelque chose est empirique si elle est basée sur l’expérience de la sensation directe ou l’observation. En son temps, cette hypothèse était radicalement critique et formulée en opposition à la religion. La religion suppose que la vraie réalité de l’univers est spirituelle. Le monde physique est perçu comme temporaire ou illusoire, quelque chose qui disparaîtra et n’aura plus de substance réelle. Le positivisme suppose exactement le contraire: la seule réalité que nous pouvons connaître avec certitude est physique, et la connaissance de cet univers est acquise par l’observation.
Deuxièmement, en opposition aux formes pré-modernes de «connaissance narrative» (la connaissance transmise de génération en génération à travers des formes narratives) qui ont créé des liens sociaux, la science est un système de connaissances abstraite et isolée qui crée un fossé entre les déclarations factuelles et éthiques. Selon le propre exemple de Lyotard, il n’y a pas de relation entre la déclaration factuelle «la porte est fermée» et la déclaration proscrite «ouvrir la porte».
En raison de ce fossé inhérent que la science crée entre la connaissance et l’éthique, elle peut se prêter à des fins assez oppressives, contrairement à l’idéal des Lumières de la liberté contre la tyrannie que la science devait aider à fournir. A l’époque moderne, avec l’avancement de la science, nous avons vu la biologie être utilisée pour justifier l’esclavage, et la physique utilisée dans le développement des bombes atomiques, maintenant le monde sous la menace constante d’une annihilation totale à venir.
Cependant, cet écart entre les questions factuelles et morales est créé simplement à cause de la façon dont la science se voit et se décrit. En réalité, la science moderne a été infestée idéologiquement très tôt et a donc également corroboré certaines positions éthiques particulières au sens commun d’aujourd’hui, ou à la modernité.
Charles Lemert explique puissamment ce point par les propos suivants:
« Les mondes dans lesquels nous vivons sont ce que nous en faisons. Que l’on approuve ou non l’idée, les mondes sont donc des choses faites. Le monde dans lequel nous vivons, pour le meilleur ou pour le pire, a été définitivement fait sous la forme dans lequel nous vivons aujourd’hui plus ou moins au moment où Darwin a découvert, puis prouvé à la satisfaction de la majorité, que le monde des choses humaines n’est pas vraiment différent du monde des choses naturelles pure et simple. La théorie de la sélection naturelle qui, dans son après-vie sociologique, servit de justification aux excellentes perspectives du progrès humain, était, dans sa forme originelle, une sombre théorie scientifique qui imposait aux peuples du milieu du 19ème siècle de l’Angleterre, l’Europe, et les Amériques à repenser, donc à refaire, leurs mondes. »
Lemert cite ensuite Janet Browne sur le projet de construction du monde de Darwin:
« Darwin affronta la tâche ardue de réorienter la façon dont les Victoriens considéraient la nature. Il a dû leur montrer que leurs idées généralement reçues sur un monde naturel bienveillant, presque parfait, dans lequel les insectes et les graines étaient conçus pour nourrir les oiseaux et les oiseaux pour nourrir les chats, et que la beauté a été donnée aux choses dans un but, avaient tort – que l’idée d’un Dieu aimant qui créait tous les êtres vivants et qui faisait naître des hommes et des femmes était pour le moins une fable … Le monde imprégné de sens moral qui aidait l’humanité à chercher des buts plus élevés dans la vie n’était pas celui de Darwin. La vue de Darwin sur la nature était sombre – noire … »
Ce que la plupart des gens considéraient comme un dessin donnée par Dieu, lui [Darwin] ne voyait que de simples adaptations aux circonstances, des adaptations qui n’avaient aucun sens à part la façon dont elles aidaient un animal ou une plante à survivre. Une grande partie était peut-être familière à une nation immergée dans les affaires concurrentielles: Darwin avait transformé l’éthique entrepreneuriale généralisée de la vie anglaise en une théorie biologique qui, à son tour, tirait une grande partie de son soutien de ces engagements omniprésents.
Lemert demande alors finalement: «Est-ce que c’est alors une mode postmoderniste de croire que la vérité scientifique repose sur la confiance humaine aux autres qui partagent leur monde bien fait?
Quelle que soit son utilité, la science moderne n’est définitivement pas neutre sur le plan idéologique. Et donc je ne sais pas exactement si c’est quelque chose dont on peut être fier si quelqu’un a prouvé que l’Islam est vrai par la science, ou que l’Islam a apporté la «science», telle qu’elle est aujourd’hui, au monde.
Cela ne veut bien sûr pas dire que l’Islam est contre la connaissance, ou qu’il décourage les tentatives de mieux comprendre notre monde et l’univers. Mais étant donné l’enracinement culturel de la science moderne, toute tentative de réconcilier l’Islam avec la science permet inévitablement à l’Islam d’être inclus dans le grand discours scientifique d’aujourd’hui. Et la vérité de l’Islam ne servirait alors qu’à prouver une autre vérité plus grande des méta-récits idéologiques de la modernité.
Shafiul Huq est une activiste basée à Melbourne. Elle est également étudiante en arabe classique et en études culturelles.